Vivre à Pau
En 2014, j’ai 17 ans et j’obtiens mon bac. Je déménage dans un appart à Pau pour étudier en informatique. Timide et n’ayant réussi à socialiser qu’avec des geeks au lycée, je suis très renfermé et je ne parle à personne à la fac, les yeux rivés sur ma console dans la cour.
Un jour, Donavan vient me faire la causette et se lie d’amitié avec moi. Il me prend sous son aile et m’emmène en soirée. Cela libère quelque chose qui dormait en moi : je découvre enfin, à mes 17 ans, que tout le monde est intéressant, touchant, peut être aimé. Ce n’est pas évident mais j’apprends sur le tard comment fonctionne cette petite danse des discussions en société. Sur mon carnet, je dresse une liste de thèmes à aborder, des arbres de discussion pour savoir quoi répondre. Progressivement, cela devient naturel et je me sens un peu plus comme un humain parmi les autres.
Une amie m’inspire secrètement à écrire des histoires. Je tombe un peu amoureux. Je ne lui dis pas puisque je n’ai aucune idée de comment m’y prendre et elle ne voudrait pas de moi, puisque moi-même, je ne me plais pas. Je fais comme si de rien n’était, c’est mieux comme ça.
Les soirées de la fac d’info consistaient à s’asseoir en cercle dans le campus (à « la Présidence ») et à boire des whisky coca. Puis à minuit, ça partait parfois au bar du coin pour chanter du Michel Sardou et zoner dehors avec des gens bourrés. Je n’ai pas beaucoup de photos parce que les anciens téléphones, de nuit… Mais lorsque l’hiver avait raison de notre courage, on décalait dans des apparts.
C’était une grande famille. J’y rencontre aussi Mathieu avec qui je passe des nuits à jouer à Rocket League, et des jours aussi. Quand il repartait de chez moi pour aller en cours, souvent je ne le suivais pas.
En 2015, Maé, une fille sympa que je connaissais du lycée, tweete qu’elle est à Pau ce soir et qu’elle s’ennuie. Quand je dis que je la connaissais, il faut préciser que durant le lycée on ne discutait que sur Twitter, mais dans la vraie vie je me contentais de lui faire des coucou de loin. Bref, je suis un nouvel homme depuis, plus sociable et détendu ! Je lui réponds qu’elle peut venir à la soirée de ma fac. Elle dort chez moi et reste un peu le lendemain. Puis elle revient pour une autre soirée et reste un peu plus longtemps.
J’essayais de la faire se sentir à la maison, comme un cocon quand elle avait besoin de se protéger du reste de sa vie. Progressivement, elle a passé de plus en plus de temps à squatter mon 20m². Elle est devenue une coloc approximative qui, entre deux soirées, zonait avec moi en bouffant des pâtes et du jambon. C’était simple, drôle et profondément touchant de partager ma vie avec cette femme que j’aimais tant. Encore aujourd’hui, je m’accroche à l’idée que ce moment a existé.
N’empêche que la fac d’info, y a plus de maths que ce que je pensais et c’est dur pour moi. En 2016, je redouble ma deuxième année. Une semaine après la rentrée, je réalise ce que je ne voulais pas accepter plus tôt : ça sert à rien d’insister. J’arrête d’aller en cours et espère toucher les bourses aussi longtemps que possible.
Entre temps j’ai changé d’appart mais je suis toujours dans le même quartier près de la fac. Maé est partie, beaucoup de potes aussi, et je vois moins de monde.
Ma dépression, qui me poursuit probablement depuis le lycée, devient particulièrement intense et je m’enfonce dans la solitude. Un jour, je ressens le besoin de documenter en vidéo le quotidien monotone et flou que je traverse. Peut-être pour le rendre plus réel, pour en tirer quelque chose. Je fais ça pour moi et ne le montrerai à personne pendant deux ou trois ans.
En 2017, des amis m’inspirent à refaire des vidéos sur YouTube. J’ouvre un Discord d’entraide sur la création de jeux sur lequel je passe mes journées, les yeux rivés sur mon téléphone. Je me sens investi d’une mission : faire grandir la communauté, peu importe l’énergie que ça prendrait, pour qu’un jour elle devienne autonome.
C’est pas la folie mais je sors un peu plus.
En 2018, je rencontre Juliette sur Tinder. Ça a commencé avec beaucoup de spontanéité ; je la faisais rire, elle m’emmenait dans des endroits sympas. Petit à petit, elle m’incluait dans sa vie en parlant de moi à sa famille, en me présentant à ses amis, et moi je n’en faisais pas autant. Après avoir passé tant de temps détaché de la réalité, je ne faisais plus vraiment attention aux gens et à leurs émotions. C’est un soir dans un bar, quand une de ses amies me dit discrètement « vous allez bien ensemble » que je redescends sur Terre, réalisant que je ne prends pas assez soin d’elle. Je m’éloigne alors progressivement, n’ayant pas l’impression de mériter ma place dans sa vie.
Ce n’est pas comme si je m’étais senti incapable de faire attention aux autres, mais plutôt comme si… je n’y pensais même plus. L’été, je me réfugie dans le garage de mes parents.
Cela me permet de respirer un peu avant de reprendre les études, cette fois en licence d’anglais. Je n’ai pas choisi cette filière pour une raison particulière ; simplement parce qu’au hasard d’une soirée, une fille m’a dit qu’elle faisait ça. J’ai assisté à un de ses cours et, parlant déjà anglais, je me suis dit que j’aurais un peu d’avance, moi qui avait tant de difficultés à l’école habituellement. Ça me permettrait de temporiser pendant trois années de plus, durant lesquelles je trouverai peut-être ce que je veux faire de ma vie.
De retour à la fac mais cette fois avec davantage d’aisance en société, j’ai l’impression de prendre une revanche sur la vie sociale frustrée de ma jeunesse. À chaque cours d’amphi, je m’assieds à côté de quelqu’un au hasard et je fais la discussion, sans avoir peur des blancs ou des rejets. Inspiré par la culture de ma fac d’info, j’organise les soirées pour rassembler la communauté. Ça déborde de gens jusque dans le couloir.
Le problème de ma tendance à me rapprocher des plus festifs, c’est que même si on s’amuse bien, ils ne sont pas très studieux et finissent rapidement par s’évaporer.
Mais voilà qu’on me confie que Stessie, la fille belle et mystérieuse de la classe, voulait me parler depuis longtemps… Je suis invité chez elle.
Les filles vont se cacher pour nous laisser nous embrasser. J’en ai envie, mais je n’ose pas. On a une relation un peu étrange, que Stessie scellera un beau jour en me criant dessus au milieu du resto universitaire.
En parallèle, je rencontre Nolwenn qui m’aborde en complimentant mes lunettes. Je suis sensible à ses charmes et sa présence me fait du bien. Je la soutiens dans sa dépression ; cette fois j’ai l’impression d’avoir la maturité et les épaules adéquates pour m’engager avec quelqu’un.
Je ne m’en rends pas tellement compte, mais lorsqu’elle va mieux, je relâche la pression et c’est à mon tour de retomber. La relation n’est pas aidée par nos propres problèmes et le romantisme s’amenuise, mais notre couple subsiste car nous avons tous deux besoin de l’autre.
On traverse le confinement ensemble en jouant à Minecraft. Au bout de deux ans, notre histoire se termine sans même que nous ne le sentions passer, dans une indifférence teintée de dépression. Nous continuerons à nous voir quelque temps.
C’est vraiment dur à la fac : j’ai toujours des problèmes d’attention, de motivation, et je ne cherche pas assez de soutien psychologique. Grâce à Nolwenn qui continue de me soutenir, je parviens tout de même à m’en sortir. La fin de la licence approche lentement.
Au cours de cette dernière année, je me fais une place dans la vie de la belle Charlotte. Elle a une sensibilité qui la fait rayonner dans la foule et qui adoucit mon quotidien.
Je l’accompagne promener son chien à minuit en l’écoutant me raconter sa vie sentimentale. À vrai dire, je la suis un peu partout.
Nous sommes alors en 2021, c’est l’été et je ne sais toujours pas quoi faire du reste de ma vie. Depuis le lycée, les difficultés à l’école ont réduit ma confiance en moi et je me sens incapable de poursuivre des études ambitieuses. En fait je n’arrive même pas à réfléchir à un choix. Mon ami Goulven me suggère de faire des études d’ingénieur pédagogique, puisque j’ai toujours aimé apprendre des choses aux gens avec mes vidéos. C’est une pédagogie par projets pratiques, ça me semble accessible. Dans une dernière tentative de m’auto-saboter, je m’inscris presque trop tard, à 23h59 le dernier jour. Je suis accepté et je cherche un appart à Toulouse.
Les nuits à Pau ont un goût nostalgique quand tu sais que ce sont les dernières nuits. C’est les dernières fois que j’accompagne Charlotte promener le chien à minuit. Je vis une émotion paisible. C’est bien de quitter Pau, mais chaque instant devient plus solennel, chargé de la vie, la tristesse, la beauté que je laisse derrière. Je jette un dernier regard en direction du Leclerc et du McDo où j’ai passé sept ans de ma vie.