Quitter la barque

Aurélien Dos Santos

Les premiers utilisateurs de RPG Maker étaient de véritables pionniers. A l’époque, le logiciel n’était distribué officiellement qu’au Japon, et le seul moyen de le traduire était de le hacker. Des geeks du monde entier se sont partagés des versions piratées traduites en amateur, et des petits microcosmes se sont formés, jusqu’à ce que le phénomène prenne véritablement de l’ampleur avec la sortie de RPG Maker 2000, un logiciel que je trouve, avec le recul, véritablement visionnaire pour son époque. Un coup de génie qui a engendré une culture underground fascinante à mes yeux, centrée sur le partage d’astuces, une volonté de toujours repousser les limites de ce qui se faisait et de créer des jeux originaux, sans concession, avec un certain rejet des jeux commerciaux.

RPG Maker 2000 incluait des graphismes dans un style 16-bits et un format similaire aux jeux SNES. Il n’en fallut pas plus pour donner l’idée aux makers de faire leurs jeux avec des rips des jeux légendaires de l’époque. Pendant des années, les jeux RPG Maker c’était ça : des démos techniques jamais terminées aux allures de bootleg de Secret of Mana mais avec une reprise MIDI de Nirvana ou un MP3 d’Enya pour les plus poétiques. Et c’était génial.

J’ai passé mon enfance à visiter Oniromancie, le site leader de la communauté française, et à m’inspirer de ces créations réalisées dans un garage, guidées par une énergie créatrice pure et personnelle puisque les makers savaient bien que personne ne jouerait à leur jeu, sinon d’autres makers. Les jeux n’étaient peut-être pas parfaitement équilibrés, contenaient peut-être des fautes ou n’étaient tout simplement pas finis, mais ils étaient vrais et honnêtes.

Aujourd’hui, le phénomène du making a bien mal vieilli. Les nouvelles versions de RPG Maker campent sur leurs acquis tandis que les mouvances du jeu indépendant s’éloignent de ce style, inexorablement. La mentalité de la communauté stagne tout autant, comme une bulle temporelle piégée au milieu d’un Internet plus moderne. Les quelques makers souhaitant se diriger vers une approche commerciale, alors que quelques indies commençaient à avoir du succès sur Steam, ont longtemps été ridiculisés et rejetés. Les années de débrouillardise à récupérer les assets des jeux SNES ont mené à un certain irrespect mal placé pour le travail des artistes. Voler les graphismes de Chrono Trigger, c’était rigolo, mais voler les créations d’artistes indépendants sans les créditer, c’est moins bien vu. Et puis, il faut dire que la communauté francophone a longtemps été gangrénée par une masculinité toxique : le climat était parfois insoutenable pour les nouvelles arrivantes, ce qui a renforcé un manque de diversité d’autant plus regrettable dans un milieu créatif.

Malgré mon attachement au making depuis l’enfance, cet amer constat m’a motivé à ne pas reproduire ce schéma dans mon propre travail, quitte à couper les ponts avec les communautés d’où je viens. La popularité grandissante de ma communauté était alors une opportunité de défendre ma propre vision des choses, mais aussi, au fond, un moyen d’avoir un espace avec mes propres règles, pour ne pas avoir à fréquenter les autres. En étant ferme et clair à propos de mes valeurs, je fus incompris par beaucoup d’anciens, mais j’ai aussi pu gagner le respect de quelques-uns, et c’est grâce à cela que j’ai pu me construire un entourage solide pour envisager une réelle évolution, hors du carcan des communautés RPG Maker.

La communauté que je gère n’a aujourd’hui presque plus de lien avec le making, mais cela ne nous empêche pas de toujours devoir modérer des problèmes similaires, le pire des phénomènes étant sans doute le sexisme. Le milieu geek est toujours marqué par les influences de la pop culture et sa représentation hasardeuse de la femme, notamment dans les séries japonaises, particulièrement voyeuristes et sexualisantes. Problème : quand vous avez une communauté de geeks, les amateurs de cette culture arrivent par dizaines et, de mon expérience, demandent une attention particulière, pouvant bien souvent révéler une vision assez tordue du sujet au détour d’une discussion. Il faut alors se méfier : à moins d’agir fermement, plein d’autres viendront lui porter secours en quelques minutes, appuyant ses propos dangereux, parfois au bord de l’illégalité. Un petit bout d’enfer dans votre tchat.

Et puis il y a les jeunes un peu isolés, qui un soir ont traîné dans les suggestions YouTube jusqu’à atteindre les vidéos d’extrême droite dont ils vous récitent ensuite le discours comme s’ils avaient eu une révélation divine. Modérer des geeks, c’est toute une histoire, et il faut bien souvent prendre le rôle de papa ou maman.

Je garde espoir en me disant que, malgré ce genre d’incidents, nos valeurs et notre contenu sont assez pour attiser la curiosité d’un public différent, porteur d’un renouveau. Par exemple, en réalisant des tutoriels pour créer des jeux textuels, nous avons intéressé tout un tas d’écrivaines amatrices sur Wattpad — un univers qui m’est totalement inconnu ! Nous avons pu les aider à faire leur premier pas dans l’univers du jeu narratif, et j’en suis très heureux. J’ai l’espoir qu’en continuant à être ouvert et inclusif, nous fidéliserons de nouveaux publics jusque là invisibles dans la sphère du game dev, et que tous ensemble, nous formerons une communauté enrichissante et unique. Oui, ça sonne comme un doux rêve qu’on se raconte pour bien dormir. Ecoutez, chacun ses méthodes pour bien dormir !

Mise à jour : Il faut croire que j’avais raison d’espérer. Deux ans plus tard, les discussions de la communauté sont beaucoup plus saines et toutes ces préoccupations semblent bien lointaines !