L'antipoésie de Breath of the Wild

L'obsession de Nintendo pour la primauté du gameplay entre en contradiction avec les ambitions contemplatives de ce Zelda, qui imite l'allure des jeux poétiques sans parvenir à l'être lui-même.

Aurélien Dos Santos

Avant de jouer à Tears of the Kingdom, ce qui n’arrivera peut-être pas de sitôt, n’ayant pas de Switch ou d’ordinateur assez puissant pour l’émuler, j’ai revisité Breath of the Wild, auquel je n’avais pas accroché à l’époque, pour prendre le temps de lui donner une seconde chance.

Après tout, je devrais adorer ce jeu ! Il s’annonce comme un héritier direct d’un jeu que j’adore, Shadow of the Colossus, avec son vaste univers dépouillé et mélancolique auquel on aurait cette fois ajouté des éléments ludiques un peu partout : des conditions météorologiques à braver, des combats rigolos qui peuvent produire un large éventail de situations, et bien sûr une quête épique que l’on peut aborder librement. Tout cela en conservant un rythme et une esthétique radicale, qui tire sur la mélancolie et n’a pas peur de donner au joueur une impression de solitude dans ce monde plus grand que lui.

Le point de vue de départ, plein de promesses.

Durant la première heure de jeu, je redécouvrais ces promesses avec joie en pensant avoir été trop dur lors de mon premier jugement. Je trouvais même que l’usure des armes, souvent pointée du doigt, produisait finalement un style de jeu sympa, récompensant l’adaptation à chaque instant.

Cela dit, alors que le gameplay continuait de se dévoiler, il se montrait de plus en plus restrictif, d’une manière étonnante pour un jeu sur la liberté. J’ai d’abord trouvé étrange que les pouvoirs que l’on débloque dans les sanctuaires aient peu d’utilité dans l’open world, en dehors de puzzles bien définis. Puis j’ai été de plus en plus gêné par la manière de jouer que l’on nous impose, par les armes qui se brisent mais surtout par l’inventaire très limité, sans pour autant nous donner des outils convaincants pour supporter la situation : il n’y a même pas de bouton rapide pour lâcher une arme… La main du développeur prend la forme de contraintes artificielles, inappropriées voire abusives. Dans la même veine, lors des longs trajets de randonnée ou à cheval, il est vain d’attendre une posture contemplative de la part du joueur si on lui met un indicateur d’endurance à gérer en permanence.

Toutes ces choses pourraient être considérées comme de simples maladresses, si elles n’étaient pas la manifestation de contradictions plus profondes. En fait, j’ai le sentiment que Breath of the Wild passe son temps le cul entre deux chaises, à se chercher une place à l’intersection de ces deux jeux :

L’idée peut sembler hasardeuse puisque Genshin Impact est sorti trois ans après, mais c’est justement un bon élément de comparaison, qui reprend de nombreuses idées de Zelda en allant plus loin sur certains axes, notamment le fun des combats, la progression du joueur et la recherche de trésors. Selon moi, il n’y a rien que Zelda accomplisse mieux que ces deux jeux, qui assument chacun une identité mieux définie et peuvent ainsi proposer une forme d’aboutissement dans leur domaine.

Rien, à part peut-être ces fulgurances durant les combats, lorsque des éléments s’entrechoquent d’une manière imprévue pour produire une situation explosive ; c’est un plaisir assez unique ! Mais plus généralement, le jeu est tristement mou, puisque l’exploration, pourtant centrale, n’est pas très plaisante. Le jeu essaie bien de stimuler notre intérêt en disséminant des récompenses ça et là. Cependant, les systèmes de jeu sont quasiment dépourvus d’éléments de progression pérennes, la plupart des objets étant des consommables ou sujets à l’usure. Ainsi, les récompenses de coffre sont sans grande conséquence, et ne constituent pas une incitation convaincante à l’exploration. Lorsque je m’amuse à trouver le moyen d’atteindre un coffre difficile d’accès, mon humeur retombe alors que je l’ouvre et que je reçois une énième fois des flèches, ou une épée fragile… Face aux camps d’ennemis, je finissais par passer mon chemin pour m’épargner la déception de découvrir le contenu du coffre qu’ils protègent.

Il y a bien les noix de Korogu, qui sont sur toutes les bouches et symbolisent l’end game — il n’est pas rare d’entendre quelqu’un donner son nombre de noix trouvées pour rendre compte de sa connaissance du jeu. Les Korogus sont effectivement partout et constituent un moyen majeur de rendre les lieux utiles et ludiques, mais en pratique, l’emplacement de ces noix est complètement arbitraire, n’ajoutant aucune profondeur à l’univers, quand il n’en dérobe pas toute la substance.

Prenons un exemple. Une clairière dans la forêt. En son centre, un cercle de pierres, mais il en manque une. Cela pourrait être une image belle en soi et évocatrice. Cependant, vous jouez à Zelda depuis déjà 20 heures, donc vous savez que la pierre manquante est cachée non loin et que vous devez la remettre à l’emplacement vide pour faire apparaître un Korogu.

Pour le dire simplement, réaliser l’omniprésence des Korogus m’a retiré tout espoir de trouver de la poésie dans ce monde.

C’est un rappel que le jeu est réalisé par Nintendo, que l’on connaît pour son game design aussi universel qu’il est scolaire. Dans leurs jeux, tout élément doit avoir un sens ludique ; il est bien rare qu’un effort soit fait pour créer une expérience esthétique qui soit décorrelée du gameplay. Au final, dans ce Zelda c’est pareil. Le monde n’est qu’un terrain de jeu, incapable d’être autre chose qu’utile. Les curiosités dans le décor ne sont pas le fruit de la sensibilité d’un artiste qui veut nous donner à voir un endroit touchant, mais plutôt un mini-jeu consitant à remettre les choses en ordre ; les pommes dans le panier à pommes, les blocs métalliques dans les emplacements pour blocs métalliques. Il y a 900 noix Korogu, pour à peu près autant de scénettes dont il faut rétablir la régularité, parce que c’est la forme récompensée. C’est un jeu où on fait le ménage, de la même manière qu’on nettoie les marqueurs de quête dans les open worlds d’Ubisoft.

En deux heures, après avoir fini le plateau de départ, j’avais déjà internalisé ce principe. À la vue d’un décor intéressant, mais qui semblait ne servir à rien, j’étais exaspéré d’avance parce que je savais que j’y trouverais, au bout du chemin, une de ces créatures inutiles après un puzzle nul.

Au fil de la partie, on transforme les zones du jeu en vestiges de puzzles à Korogu.

Shadow of the Colossus propose une expérience plus sereine et apaisante : je sais que je ne vais rien trouver, et cela rend l’exploration d’autant plus magique. Il y a bien les lézards que l’on peut collecter pour renforcer notre personnage, mais ils sont très optionnels et leur impact est difficilement mesurable pour un joueur débutant qui les ignorera sans doute. La seule véritable récompense est le moment passé, la sensation d’être suspendu aux bruits ambiants et aux décors, produits par des artistes dont la sensibilité nous touche en chacun des lieux. Breath of the Wild, comme de nombreux autres jeux, adorerait que l’on puisse dire de lui que « la récompense est l’exploration elle-même » mais ce ne serait pas vrai. Il veut bien se donner l’air d’être contemplatif, mais n’ose pas l’être vraiment.

Quant à Genshin Impact, son monde est plus coloré mais aussi bien plus ludique que celui de Zelda. La dimension RPG est poussée jusqu’au bout, chaque objet étant recyclable et pouvant trouver son petit rôle dans notre évolution. Ainsi, les coffres disséminés partout dans le monde ont bien plus de sens et sont toujours satisfaisants à récupérer. Grâce au grand confort de jeu et à cet équilibrage, fait de sorte à ce qu’on ne prête pas attention aux chiffres qui montent, mais qu’on ait tout de même confiance pour que l’exploration vaille le coup, le jeu nous place dans un état d’esprit idéal pour papillonner, proposant une vision différente mais toute aussi intéressante que celle de Shadow of the Colossus pour rendre l’exploration gratifiante et apaisante.

J’ai quelques regrets concernant Genshin Impact, notamment l’écriture médiocre et sans doute mal traduite. Mais ce défaut n’entrave pas sa grande réussite concernant le level design de l’open world, et le jeu a au moins le mérite de rester humble. En comparaison, les dialogues de Breath of the Wild sont plus espacés et expéditifs, ce qui est une très bonne chose, mais je m’attendais à beaucoup plus d’ambition artistique. Après avoir évolué dans ces environnements qui respirent la mélancolie, j’ai été constamment choqué par l’absence totale d’émotion ou de sensibilité dans les textes du jeu. Tous les personnages ont une fonction claire et n’en dévient jamais. Leur personnalité se résume à des tournures de phrases rigolotes et autres gimmicks, à la manière des personnages de Mario ou d’Animal Crossing. Je trouve ça dingue de créer un univers aussi vaste, donc les décors font référence à un lourd passé, pour au final nous entourer de personnages fonction, qui font constamment des petites blagues et n’ont pas d’existence crédible hors de la quête de Link.

Les dialogues de Genshin sont peut-être ratés, mais ils ont clairement une âme : les thèmes sont intéressants et j’ai l’impression que quelqu’un a essayé de créer quelque chose ! Ici, la recette est visiblement d’aseptiser autant que possible l’écriture, qui n’exprime donc rien et oublie de donner du sens à ce que l’on voit. Rapidement, les ruines perdent la charge émotionnelle qu’on pouvait leur attribuer au début, car l’écriture et les Korogu nous font bien comprendre que ce monde n’est pas pris au sérieux par ses auteurs. En fait, ce sont juste des ruines pour faire des ruines… De la même manière, les procédés que sont les couleurs désaturées et la petite musique au piano deviennent malhonnêtes, comme des tours de passe-passe racoleurs pour se donner un enrobage poétique qui n’est pas mérité par l’écriture.

Quel gâchis ! C’est comme si le jeu se mettait constamment des bâtons dans les roues, ruinant le potentiel émotionnel de ses meilleures composantes. Toutes ces micro-déceptions ont ponctué mon expérience de jeu, si bien que j’ai envie de nommer cette sensation : c’est de l’antipoésie.

J’espère que Tears of the Kingdom souffrira moins de tous ces problèmes. J’ai hâte de l’essayer, mais en attendant, j’ai regardé quelques vidéos, notamment les débuts du streamer At0mium sur le jeu. On y trouve des idées visuelles épatantes, avec les tours d’observation qui nous propulsent après nous avoir accrochées à un étrange câble, mais aussi ces morceaux d’île qui tombent sur la terre ferme et avec lesquels on peut remonter…

Il y a le sentiment de découverte génial et jouissif des Profondeurs, qui donnent la sensation de fouler des terres qui ne sont pas faites pour les humains. Et puis bien sûr, le gameplay qui a surpris tout le monde par sa grande liberté, sa relative simplicité d’utilisation et le potentiel comique des constructions ! Cet épisode explore beaucoup plus la dimension jeu-jouet, qui est là où Nintendo brille souvent.

C’est un jeu si permissif qu’il nous encourage à le « casser ». Il reposera donc sans doute moins sur l’exploration classique et davantage sur des petites énigmes environnementales pour rythmer la progression. Ce jusqu’au-boutisme dans les ambitions créatives est d’autant plus réjouissant de la part de Nintendo, donc les produits sont habituellement trop calibrés à mon goût.

Malheureusement, ces ambitions ne se retrouvent toujours pas dans l’écriture, ni dans la présentation technique, limitée par les contraintes écrasantes de la Switch. Le noir insondable des profondeurs devient moins angoissant lorsque les jeux d’ombre en basse résolution rendent la scène plate et basique. Les îles flottantes et leurs couleurs automnales osent davantage de contraste que dans le monde normal, mais cela révèle d’autant plus les défauts d’aliasing que le premier jeu tentait tant bien que mal de masquer. Le manque de détail rend les scènes d’escalade étranges, nous laissant scruter de près des textures si floues qu’on a l’impression d’être au mauvais endroit.

En mouvement, les ombres, les escaliers et les autres formes complexes font clignoter les pixels comme si le jeu venait d’une autre époque.

Le milieu du game dev sur Twitter semble s’extasier de la prouesse technique d’avoir suffisamment optimisé le jeu (ou réduit sa qualité) pour qu’il tourne sur une console datée, tandis que Genshin Impact (encore lui) nous montre que même un style graphique cartoon peut exploiter les atouts d’une plateforme plus puissante. Si Breath of the Wild n’appelait pas nécessairement à plus de puissance, les idées visuelles audacieuses de Tears of the Kingdom sont clairement restreintes par la Switch.

Je me dis aussi qu’avec ses nouveaux éléments de gameplay, le jeu sera plus difficile à reproduire que son prédecesseur. Je considérais Genshin Impact comme une sorte de Breath of the Wild amélioré, plus beau et fun, permettant d’accéder à ce type d’expérience sur toutes les plateformes et avec un meilleur confort de jeu. Dans le cas de ce nouvel opus, nous ne verrons sans doute pas de sitôt un équivalent de la même trempe. Mais qui sait ! Espérons !

Références

The Legend of Zelda: Breath of the Wild (2017)
  • Développé par Nintendo EPD Production Group No. 3
  • Édité par Nintendo
  • Disponible sur WiiU, Switch
The Legend of Zelda: Tears of the Kingdom (2023)
  • Développé par Nintendo EPD Production Group No. 3
  • Édité par Nintendo
  • Disponible sur Switch
Shadow of the Colossus (2005)
  • Développé par Team Ico
  • Édité par Sony Computer Entertainment
  • Disponible sur PS2
Shadow of the Colossus (2018)
  • Développé par Bluepoint Games
  • Édité par Sony Interactive Entertainment
  • Disponible sur PS4
Genshin Impact (2020)
  • Développé par HoYoverse, Cognosphere, miHoYo
  • Édité par HoYoverse, Cognosphere, miHoYo
  • Disponible sur PC, Android, iOS, PS4, PS5