Cet article évoque les éléments de scénario les plus importants des deux The Last of Us.
En 2013, Naughty Dog avait attiré l’attention lors de la sortie de The Last of Us premier du nom, grâce à un gameplay immersif jonglant avec aisance entre jeu de discrétion et d’action, une volonté rafraichissante de produire un véritable blockbuster d’auteur comme on peut en voir au cinéma, mais aussi par la grande question posée à la fin du jeu : Ellie doit-elle mourir afin d’obtenir une chance de sauver l’humanité ?
Ce qui a rendu le jeu mémorable, c’est justement de ne pas avoir laissé au joueur le plaisir de donner sa réponse. En étant confrontés à une décision difficile et qui n’est pas la nôtre, nous nous posions mille questions : qu’aurais-je fait à la place de Joel ? Pourquoi a-t-il agi ainsi ? Ellie va-t-elle rejeter Joel ou va-t-elle fermer les yeux pour préserver leur relation ?
Alors que les crédits défilent, nous parcourons toutes les éventualités dans notre esprit et finalement, nous prenons position bien plus farouchement que si le jeu nous avait proposé le choix [Sacrifier Ellie] / [Sauver Ellie] avec différentes fins que l’on aurait regardées en New Game+. Ironiquement, cette fin unique nous pose un bien plus grand dilemme que des fins multiples. Elle est aussi bien plus interactive, les discussions autour de cette fin ayant certainement contribué à la renommée du jeu.
Alors, lorsque quelques joueurs sur Internet ont à l’époque critiqué le jeu pour l’absence de choix, je m’étais simplement dit qu’ils étaient un peu trop habitués aux codes du jeu vidéo mais avaient quand même, au fond d’eux, profité de tout l’impact de cette fin singulière. Par contre, j’ai été interpellé lorsque le schéma s’est répété cette année, en pire. J’ai pu lire des critiques incisives sur Part II, de la part des joueurs comme de la presse, avec comme argument principal : « J’aurais voulu qu’Ellie tue Abby à la fin ! Moi, j’aurais voulu pardonner Abby plus tôt ! »
Le jeu est construit de sorte qu’on ne peut qu’avoir des réactions fortes et des désaccords avec les personnages. Il est bien normal d’avoir une position sur le sujet, mais pourquoi donc faudrait-il pouvoir l’exprimer in game, plier les personnages en fonction de nos valeurs ?
Je suis d’abord tombé sur la critique de Maddy Myers titrée « We’re better than this » pour Polygon.1 L’autrice reproche au jeu, entre autres choses, de l’obliger à incarner un personnage obsédé par une vengeance avec laquelle elle ne s’identifie pas. Allant jusqu’à qualifier l’expérience de « torture » si l’on est en désaccord avec les choix de Joel et d’Ellie, puisque le jeu tenterait de nous faire culpabiliser pour des choix que nous n’avons pas fait.
Cette remarque, très récurrente chez les détracteurs du jeu, suggère que The Last of Us Part II aurait la même approche que Spec Ops: The Line et tous ces autres jeux PS3 dont le gimmick était d’utiliser un héros passe-partout dans un environnement standard pour endormir le joueur, avant de forcer ce dernier à faire des trucs « horribles » tels que… tuer des gens ; le but étant ensuite de le confronter aux conséquences de ses actes et ainsi amener une sorte de réflexion sur la violence. Je ne vais pas vous mentir, Spec Ops m’avait tout de même fait un petit effet à l’époque, mais je ne peux pas dire que je le recommanderais aujourd’hui. En tout cas, il me paraît malhonnête d’affirmer que The Last of Us Part II n’en serait qu’une redite en HD ou de réduire sa proposition au message « la violence, c’est mal ».
Ce genre d’intervention très défensive des médias, relevant davantage de l’étalage de ses valeurs personnelles que de la critique, alimente une idée qui ne me plaît pas trop et selon laquelle un bon jeu vidéo devrait fournir une pseudo-liberté pour l’expression de nos valeurs les plus vertueuses. Il semble aujourd’hui quasi-obligatoire pour un blockbuster de placer son public au centre de l’expérience… Dans le cas d’un jeu vidéo, le joueur doit pouvoir s’exprimer par le gameplay, ou bien défendre ses opinions dans les choix de dialogue, puis en savourer les conséquences. Pour accomplir cette ambition, le jeu doit idéalement proposer une liberté d’action totale… c’est le graal de nombreux joueurs. Mais étant donné que dans la réalité, un jeu ne peut contenir que ce que les développeurs veulent bien y mettre, disons plutôt qu’un jeu doit refléter les valeurs et la vision du monde de son public. J’ai le sentiment de retrouver cette injonction à nous brosser dans le sens du poil plus largement dans toute l’industrie de la pop culture, par exemple chez Marvel, DC et compagnie, qui font leur beurre sur des personnages et des valeurs qui mettent tout le monde d’accord. Un site comme Polygon alimentant cette culture au quotidien, à travers des news sur les super-héros à la mode, a peut-être du mal à intégrer à sa ligne éditoriale un Last of Us Part II qui utilise ses personnages très différemment.
Dans les productions grand public vues comme « positives » et « bienveillantes », les protagonistes sont souvent du bon côté, ou bien ont commis des erreurs qu’ils sont toujours capables de réparer. C’est un principe qui me paraît systématique, accoutumant l’audience à considérer comme normal qu’un héros impose sa perspective sans le moindre doute. Une posture à laquelle il ne faudrait surtout pas s’identifier, n’est-ce pas ?
Or, il me semble que la notion d’aimer un personnage est de plus en plus confondue avec celle de s’identifier à lui. Je crois que c’est un truc de notre époque. En tout cas, cela rend la perception d’un personnage comme Joel particulièrement troublée : le jeu passe son temps à éveiller notre empathie pour le bonhomme à travers des scènes où il agit comme un père protectif, tendre et encourageant. Son côté meurtrier, égoïste et trompeur n’est pas explicité avec la même insistance, ce qui n’est pas un problème en soi mais alimente la confusion d’une partie du public, passive dans son appréciation de l’œuvre et désireuse de trouver en Joel un modèle, quitte à glisser sous le tapis tous les aspects dérangeants du personnage.
Joel est un héros typique de jeu vidéo : une sorte de Nathan Drake en plus vieux et bourru, mais surtout plus torturé. Il n’est peut-être pas très doué avec les mots, mais il est sensible et ferait n’importe quoi pour protéger ceux qu’il aime. Il est facile de voir ce qui l’a élevé au rang d’icône auprès des gamers, nourris depuis toujours par ces valeurs patriarcales de puissance et de domination, parfois jusqu’à des doses ridicules comme dans God of War, mais qui sont ici nuancées — ou excusées — par la complexité et la sensibilité du personnage.
Le jeu serait-il complice de la confusion qu’il porte par son écriture complaisante ? Je ne sais pas avec quel degré de cynisme l’histoire a été conçue pour pouvoir être ainsi lue de deux façons différentes en fonction de sa vision du monde : soit comme l’exploration d’une relation parentale malsaine, soit comme la validation de la figure de l’homme viril, largement incompris mais profondément bon. Cette liberté d’interprétation a permis aux gamers de faire du premier The Last of Us un véritable porte-étendard. Quelle ironie, quand on sait que ce même public finira par s’acharner sur le deuxième épisode, plus clivant, des années plus tard.
Il est urgent de mieux éduquer le public en lui donnant de meilleurs outils quant au traitement d’une histoire, et ainsi lui rendre la pleine responsabilité de s’approprier l’œuvre de manière responsable. Une bonne histoire impliquera souvent des personnages ayant commis des erreurs irréparables ou ayant un côté sombre, et c’est l’exploration sans concession de ces aspects qui donne du corps à une oeuvre. Les nombreux instants de tendresse de The Last of Us peuvent nous amadouer, mais ils ne doivent pas déformer notre jugement global : je ne crois pas qu’on puisse raisonnablement conclure, alors que les crédits du premier jeu défilent, que Joel est un bon père. Pourtant, lorsqu’il fut assassiné dans Part II, beaucoup de monde s’est plaint que les développeurs avaient gâché le personnage, et par extension gâché le jeu.
Peut-être parlerai-je plus en détail de Part II prochainement, car je l’ai trouvé très intéressant. Mais c’est tout pour aujourd’hui !
Notes
- Maddy Myers, « The Last of Us Part 2 review: We’re better than this », Polygon, le 12 juin 2020 (archive du 4 avril 2023) ↩
Références
- Développé par Naughty Dog
- Édité par Sony Computer Entertainment
- Disponible sur PS3
- Développé par Naughty Dog
- Édité par Sony Interactive Entertainment
- Disponible sur PS4