Pics or it didn't happen

Aurélien Dos Santos

Pics or it didn’t happen est un livre de Molly Soda et Arvida Bystrøm. Durant 300 pages, ils présente des photos bannies d’Instagram pour ne pas en avoir respecté, soi-disant, les conditions d’utilisation.

Il s’agit principalement de photos artistiques de femmes présentant leur corps d’une manière qu’Instagram préfèrerait ne pas montrer. Des photos de sexe, bien sûr, mais aussi de poils pubiens, de tétons, ou de sang menstruel.

En faisant un livre plutôt qu’un site ou un Tumblr, les autrices apportent une permanence à ces images, en opposition à Instagram, qui en plus d’avoir une modération peu fiable, n’existera peut-être plus dans dix ans. Pourtant, quand on y publie ses photos, on le traite un peu comme un outil d’archivage ; on revient scroller son profil de temps en temps. Si Instagram se réserve le droit de supprimer des photos postées à travers le monde, supprime-t-il des souvenirs ?

La plupart des photos collectées dans le livre sont amatrices ou réalisées avec des moyens modestes. Par ce format de livre photo, les autrices les valorisent, les sacralisent bien mieux qu’une expo sur le web, et renforcent leur portée militante. Bien sûr, la sélection est limitée par le public de volontaires ayant envoyées leurs photos et par les critères esthétiques des deux autrices, qui ne sont sans doute pas tout à fait exhaustifs.

Ce que les conditions d’Instagram nous disent, c’est qu’il ne faut pas poster de contenu violent, discriminatoire, illégal, incitant à la haine, comportant de la nudité, pornographique ou sexuellement suggestif. Certaines photos du livre sont directement concernées par ces règles ; d’autres, pas vraiment. Le premier véritable tollé médiatique à ce sujet a sans doute eu lieu en 2013, lorsque la photographe Petra Collins avait montré son bikini, laissant voir des poils pubiens. Son profil avait été supprimé.

I did nothing that violated the terms of use. No nudity, violence, pornography, unlawful, hateful, or infringing imagery. What I did have was an image of MY body that didn’t meet society’s standard of “femininity.” […] Unlike the 5,883,628 (this is how many images are tagged #bikini) bathing suit images on Instagram, mine depicted my own unaltered state – an unshaven bikini line.1

Les conditions d’Instagram, en réalité, sont vides de sens et ne représentent que partiellement la vision de la plateforme concernant le contenu qu’elle présente. Nous sommes en 2017 et rien n’a changé, comme en témoigne la publication de ce livre. Facebook impose toujours sa vision puritaine de la société et il est impossible de ne pas s’y conformer, car tout sera supprimé. D’autres grandes plateformes, comme Twitter et Tumblr, prouvent qu’une alternative plus libre est possible. Mais alors que les plateformes de Facebook prennent progressivement une place plus importante dans notre quotidien, nous risquons d’internaliser le fonctionnement d’Instagram comme étant normal, dans l’ordre des choses. Tout ce que nous exprimons doit être vérifié par des forces vagues, obscures, américaines.

Cela peut sembler assez trivial de se faire supprimer son compte Facebook ou Instagram, mais à une époque où notre identité réelle et notre identité en ligne sont intimement liées, c’est devenu une menace pesante, une atteinte à notre capacité à exister aux yeux du monde. Ces comptes peuvent bien être hébergés chez de grandes entreprises et ne pas nous appartenir techniquement, ils sont faits pour qu’on se les approprie de manière profonde.

The deletion of my account felt like a physical act, like the public coming at me with a razor, sticking their finger down my throat, forcing me to cover up, forcing me to succumb to society’s image of beauty.1

Sur Internet, les pressions sociales se concrétisent en censure. Les femmes en sont les principales victimes, car les tabous les plus tristement ordinaires dont elles font l’objet (les poils, les règles, le gras) se transforment en outils de répression justifiés par la sexualisation systématique de leurs corps. « Les corps féminins seront davantage censurés, car ils seront toujours associés à la sexualité, quel que soit l’intention de la photo » explique la co-autrice Molly Soda.2

Avant, sur Internet, quand on postait un truc sur un forum de niche, c’était une communauté qui nous ressemblait qui allait le voir. Aujourd’hui, le paysage a beaucoup changé : nous ne nous sentons plus si anonymes, la portée de nos publications a explosé et impose un poids au moindre de nos actes. Qui va me voir ? Alors que cette question devient inévitable au quotidien, nous sommes en train de perdre quelque chose. Je déteste le modèle hostile dans lequel nous nous enfonçons.

Bien que les photos de ce livre soient produites majoritairement par des femmes et s’inscrivent dans un combat contre l’oppression féminine, elles font écho à des problèmes universels qui me touchent. Ces représentations m’aident à savoir quoi penser quand je me regarde dans le miroir. J’y trouve un appel à l’observation et à l’acceptation, qui m’apporte un peu de paix quant au rapport à mon corps et aux autres. Elles me permettent de reconstruire cet imaginaire qui me file entre les doigts avec les années, dans lequel le corps n’est pas qu’un objet de désir sexuel, mais peut aussi représenter d’autres aspects de la vie et d’autres formes de beauté avec eux. Un infini d’espoirs, de possibilités et d’expressions. Le corps est une vérité belle et pure dont le domaine de l’art semble être le dernier bastion nous protégeant de sa disparition. Alors qu’on efface ce qui était sans doute le bikini le plus simple et vrai de la plateforme, ne reste plus que les bikinis retravaillés et sources d’angoisses.

Nous devrions tous pouvoir décider combien nous partageons et en quels termes. Nous devons chérir les espaces ouverts aux représentations honnêtes, plurielles, déconnectées de toute marchandisation, car ils sont les meilleurs cadres pour construire librement notre propre rapport au corps et à la sexualité. Nous avons besoin de toutes ces voix pour reprendre le pouvoir de faire corps avec nous-mêmes.

Notes

  1. Petra Collins, « Why Instagram Censored My Body », HuffPost, le 17 octobre 2013 (archive du 1 mars 2023) 2
  2. Citation d’origine : « Females presenting bodies are going to be censored more – as they’re always going to be in conversation with sex – no matter what the topic of the photo is. »

    Grace Banks, « Pics Or It Didn't Happen: reclaiming Instagram's censored art », The Guardian, le 10 avril 2017 (archive du 23 janvier 2023)

Références

Pics or It Didn't Happen
  • Images Banned From Instagram
  • Prestel (2017)

Photo de couverture : Arvida Bystrøm par Valerie Phillips dans « hi you are beautiful how are you »